Lignes de vies…

Les Éditions de La Table Ronde à Paris ressortent en version de poche[1] Ma vie entre des lignes d’Antoine Blondin [2], un épais recueil d’articles et de chroniques (historiques, politiques, littéraires et sportives) publiés dans divers journaux entre 1943 et la fin des années 1980.

On y croise, ornés des fleurs de l’amitié ou de l’admiration, des hommes et des femmes dont la fréquentation, les œuvres ou les exploits l’ont marqué – Roger Nimier, Marcel Aymé, Jean Anouilh, Paul Morand, Kleber Haedens, Jean Dutourd, Henri Calet, Maria Callas, Geneviève Dormann, Françoise Sagan, Michel Audiard, François Mitterrand[3], le coureur cycliste Louison Bobet, les rugbymen André et Guy Boniface… – et ceints à la hussarde de gratte-culs les personnages qu’il abhorra (Jean-Paul Sartre, Louis Aragon et François Mauriac, notamment).

En voici un extrait, vacharde descente en flammes du poète Paul Claudel (1868-1955) rédigée vers 1950 :

« Dans le même temps qu’on monte Jeanne au bûcher,une rumeur se propage, selon laquelle M. Paul Claudel sentirait le fagot. Cette rencontre heureuse présage peut-être du jour où les mystères somptueux – et les équivoques – du plus important poète français se résoudront en farce de fonctionnaire.

Jusqu’à nouvel ordre, M. Paul Claudel demeure un écrivain dans la familiarité duquel on ne peut pas être sans se munir d’un passe-montagne. Il est là et bien là, bardé profusément de grands cordons, de la Légion d’honneur el d’autres qui lui font un fier téton, doré sur la tranche, lauré du chef, ambassadeur comme devant, lesté de jetons de présence, retranché derrière ses enfants et les enfants de ses enfants, patriarche avec ce goût en lui de la mélancolie des sommets que l’on ne viole pas.

Un vieillard du calibre de celui-là, s’il me pressait sur le nez, en ferait certainement sortir du lait. Eh bien ! moi, chétif au pied de ce pilier de l’église, de ce soutien de famille, de cet Anapurna de la pensée, j’ai beau fouiller, sucer l’os, chercher la moelle, j’ose avouer qu’il n’en sort rien. L’ascension du mont Claudel ne paye pas. Une lueur pourtant sous cette avalanche d’une œuvre complète qui vaut son pesant d’apocalypse : on lui doit un beau souvenir de théâtre. C’était pendant l’Occupation, entre les vélos-taxis et le couvre-feu, les représentations de L’Annonce faite à Marie données par la troupe du “Rideau des jeunes”.

Il nous semblait, ces soirs-là, que l’auteur satisfaisait l’idée qu’on se fait ordinairement du génie. Le délire verbal se dénouait en phrase d’une musique prochaine, les rugosités du Moyen Âge, ses grandes ombres étaient propices à notre mauvais sang. Peut-être étions­ nous en état de grâce ? (…)

Entre le paysan qu’il était et le poète qu’il est devenu, Paul Claudel a accumulé les intermédiaires. Il ne me gêne pas qu’un artiste soit administrateur d’une société où l’on fabrique des moteurs d’avions et palpe son million de dividendes. Tous ne peuvent finir à l’hôpital, chavirés d’absinthe et de solitude. Vivons avec notre temps. Il ne me gêne pas davantage qu’un homme de lettres fasse carrière dans la diplomatie, nous en avons eu de très bons exemples depuis Giraudoux le sédentaire jusqu’à Paul Morand le voyageur. Enfin, il me paraît assez dans l’ordre qu’une double conversion ait conduit ce personnage assez soucieux de son buste à l’église d’abord et, soixante ans plus tard, à l’Académie. Où la confusion commence, c’est quand, l’un poussant l’autre, le poète, l’administrateur, l’ambassadeur, le converti et l’académicien concourent à la renommée dans le fracas de leurs gros sabots. La “Sagesse du tambour” le cède alors au tumulte du cor de chasse, les promesses d’éternité s’y confondent avec les souvenirs d’Indochine, les croisades avec les croisières, le souffle du grand large vient mourir péniblement sur les rives du Yang-Tseu-Kiang, et le poème chrétien s’achève une fois de plus en eau de Bouddha. C’est le pied d’Isaïe dans la chaussure de Lavarède.

Lu par cinquante personnes, déchiffré par une vingtaine, il reste que Paul Claudel a fait se pâmer des générations de gogos. On lui ferait volontiers confiance, d’autant plus confiance qu’on ne le comprend pas. Mais la secrète connivence qu’il semble entretenir avec le Bon Dieu en fait le dépositaire d’une solide portion de la conscience française. Et il est vrai qu’il ne rechigne pas à la besogne. N’évoquons pas les odes successives au maréchal Pétain, puis à de Gaulle, lorsqu’il n’abandonne pas résolument la terre ferme, la poésie de circonstance n’a pas de meilleur serviteur et qui vous trousse en compliment de derrière la valise diplomatique. (…)

Ce bon apôtre qui fait si facilement litière – ou piédestal – de la vie des autres (…), c’est avec curiosité que nous l’avons vu vaciller sous les coups de Mgr Ducaud-Bourget.

Le prêtre, une sorte d’aumônier des poètes de Paris, commis par l’archevêque, est formel sur ce point : l’œuvre de Claudel contient un certain nombre d’hérésies, de passages grotesques et blasphématoires, qui vaudraient à leur auteur les foudres du Saint-Office, si celui-ci avait le courage d’en entreprendre la lecture.

La tribu du Figaro, qui ne confond pas producteur et consommateur, a eu beau s’efforcer de descendre en flèche le vicaire, pour couvrir son brillant collaborateur, elle n’est pas parvenue à réduire l’argument.

Que Paul Claudel ait la conscience tranquille, cela ne fait aucun doute ; qu’il ait pu engendrer des conversions, ramener des brebis au troupeau par le canal de sa personne et de ses œuvres, c’est bien possible également. “Dieu s’est bien servi d’une ânesse pour parler à Balaam”, dit Mgr Ducaud-Bourget. Et, par un juste retour, il est de ces montagnes qui remuent la foi. Mais le dogme n’admet pas les à-peu-près. Quand Paul Claudel traite des sujets les plus sacrés, il les escamote dans les nuées.

“On a tiré au sort les vêtements du Christ et on se les est partagés au hasard”, écrit-il dans ses Propositions sur la justice. Avec le coupon qu’il s’est adjugé, l’ambassadeur s’est fait un kimono. Vêtu de ce kimono, il a imprimé des torsions de judoka à la syntaxe. Le résultat en est aujourd’hui ce verset claudélien, qui semble mettre les évangiles sous forme d’haïkaï et donne à la Bible des résonances de kamasoutra.

N’hésitons pas plus avant, ni flamme, ni fagot : la

 véritable place de ce prophète coulé dans le bonze est sur le dessus de nos cheminées. »

Un mitraillage stylé, non ?

PÉTRONE

Ma vie entre des lignes par Antoine Blondin, Paris, Éditions de La Table Ronde, collection « La petite vermillon », mai 2022, 504 pp. en noir et blanc au format 10,8 x 17,8 cm sous couverture brochée en couleurs, 11,20 € (prix France)


[1] Après, reparus chez le même éditeur, L’Europe buissonnière (1949, prix des Deux Magots), Les enfants du Bon Dieu (1952), L’humeur vagabonde (1955), Monsieur Jadis ou l’École du soir (1970), Sur le Tour de France (1979) et Quat’ saisons et autres nouvelles, prix Goncourt de la nouvelle en 1975.

[2] Licencié ès lettres de la Sorbonne, Antoine Blondin (1922-1991), romancier et critique littéraire, est aussi l’auteur d’Un singe en hiver (1959, prix Interallié) – qu’Henri Verneuil a adapté en 1962 pour le cinéma sous le même titre, un film interprété par Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo –, et Certificats d’études (1977, rassemblant des essais sur Baudelaire, Balzac, Cocteau, Dickens, Dumas, Fitzgerald, Goethe, Homère, Musset, O. Henry, Perret, Rimbaud). Journaliste sportif également, il est l’auteur de nombreux articles parus notamment dans le journal L’Équipe. Entre 1954 et 1981, il suit pour ce journal vingt-sept éditions du Tour de France et sept Jeux olympiques, et obtient en 1972 le prix Henri Desgrange de l’Académie des sports. Ses chroniques sur le tour de France ont contribué à forger la légende de l’épreuve phare du sport cycliste.

[3] Dont Antoine Blondin louange grandement La Paille et le Grain, ouvrage paru en 1975.

Date de publication
mercredi 22 juin 2022
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